lundi 11 novembre 2019

Les enseignements politiques de la Suisse et de Saint-Marin

Quand je vois comment la lutte politique devient  irrespectueuse et clivée, en premier lieu aux États-Unis, mais aussi ici — on se souviendra de M. Scheer traitant M. Trudeau de menteur et d'hypocrite, ou de M. Couillard invitant ses troupes à haïr leurs adversaires souverainistes — je me demande si prendre exemple sur la Suisse ne serait pas avantageux.

Rappelons (ou apprenons) certains faits. Le gouvernement fédéral suisse, appelé Conseil fédéral, compte depuis 1848 sept personnes, individuellement élues par l'Assemblée fédérale, qui compte deux chambres: le Conseil national, élu à la proportionnelle dans chaque canton (mais les plus petits cantons n'ayant qu'un seul député, l'élection y revient alors à notre système uninominal à un tour), et le Conseil des États, où chaque canton compte deux ou un représentant, un peu comme le sénat états-unien. Pour une plus grande représentativité, les conseillers fédéraux sont actuellement issus des quatre plus grands partis représentés à l'Assemblée. Ce n'est pas une loi, mais une tradition qui s'est peu à peu installée au fil des décennies. Au début, le conseil fédéral ne regroupait que des membres d'un seul parti, et ce nombre a crû peu à peu. Évidemment, le Conseil doit aussi représenter équitablement les différents régions du pays et, depuis peu, se répartir équitablement entre hommes et femmes. C'est tout un programme, qui nécessite d'importantes négociations (non publiques), d'autant plus qu'il faut convenir d'un programme politique commun.

Imaginez! Si on avait un tel système à Québec, le gouvernement pourrait compter trois caquistes, deux libéraux, un péquiste et un solidaire. Qui devraient s'entendre. À Ottawa, on aurait trois libéraux, trois conservateurs et un néo-démocrate (j'exclus les bloquistes, qui ne voudraient sans doute pas participer au gouvernement du Canada). Lors des compagnes électorales, chaque chef de parti devrait s'attendre à devoir travailler au jour le jour avec ses adversaires, ce qui changerait profondément l'ambiance politique, selon moi. Évidemment, la comparaison est boiteuse, vu que notre système limite le nombre de partis représentés; en Suisse, les deux cents membres de le Conseil national se divisent entre douze partis, et 168 sont membres des quatre partis représentés au gouvernement.

Mais qui serait premier ministre? Qui dirige le gouvernement suisse? En fait, personne. Les sept conseillers fédéraux sont conjointement solidaires de toutes leurs décisions. L'Assemblée élit bien un président, mais il s'agit principalement d'un titre protocolaire, sans réel pouvoir. On change de président à chaque année, et c'est habituellement au conseiller fédéral cumulant le plus d'ancienneté qu'incombe cette charge. Dans les faits comme dans la loi, il n'y a personne à la tête de la Suisse; c'est réellement un groupe qui dirige.

Bien entendu, ce système a des défauts. Premièrement, il est tellement stable que le changement est difficile à provoquer. D'autant plus que les conseillers fédéraux sont habituellement réélus mandat après mandat, jusqu'à ce qu'ils démissionnent et partent à la retraite, et ils sont alors habituellement remplacés par un membre du même parti. Il peut bien sûr arriver que l'équilibre entre partis change, mais ces changements sont plutôt graduels, certainement un effet du système proportionnel. Si les Suisses veulent provoquer des changements importants, c'est plutôt un référendum qu'on organisera.

En plus, bizarrement, il est impossible de révoquer un conseiller fédéral (ou le conseil fédéral au grand complet) au cours d'un mandat. Réellement impossible. Ni par décision de l'Assemblée, ni par référendum. Un gouvernement suisse ne tombera jamais. Dans notre époque où le dégagisme est à la mode, cette impossibilité de changer profondément le gouvernement — imaginez, un parti est représenté au gouvernement depuis la guerre civile suisse, en 1848 ! — pourrait être vu comme un défaut, mais il semblerait que suffisamment de citoyens suisses se reconnaissent dans le système pour que ça marche. Et il y a les référendums! Rappelons que les Suisses peuvent rappeler toutes les lois votées par leur Assemblée!

D'un autre côté, cette stabilité met aussi fins aux «C'est la faute de l'ancien gouvernement» ou aux programmes abolis sans préavis uniquement parce qu'on aimait pas ceux qui l'ont mis sur pied.



Cette idée d'avoir un groupe à la tête d'un pays, appelé système directorial, n'est partagé que par un seul autre État, le micro-État de Saint-Marin, un pays de 61 km2 et 33.000 habitants enclavé dans l'Italie. L'État central (eh oui, il y aussi neuf municipalités!) est dirigé par un parlement élu à la proportionnelle de 60 personnes, qui élit un gouvernement qui doit recueillir une majorité (et qui peut la perdre), mais le parlement élit aussi un chef d'État. En fait, deux chefs d'État, choisis dans deux partis opposés, et qui ne peuvent agir qu'ensemble. De plus, leur mandat n'est que de... six mois. Non renouvelable. Chaque année, en avril et en octobre, deux nouveaux capitaines-régents sont élus. Ils dirigent l'assemblée et président le gouvernement.

Un tel système serait-il applicable à un pays plus grand? Pourquoi pas?  Bien que j'aie déjà lu que plus un pays est grand, plus le pouvoir doit être concentré, je ne vois pas de problème inhérent à devoir donner le pouvoir politique finale à un groupe de plusieurs personnes représentant différentes tendances politiques. Évidemment, ça va à l'encontre d'une longue tradition, remontant aux monarchies absolues, qui laisse entendre qu'il faut, en dernier recours, un décideur suprême et sans appel, mais est-ce bien vrai en temps de paix? Il peut être pertinent de rappeler que le système des deux capitaines-régents de Saint-Marin reprend celui des deux consuls de la république romaine — à l'origine, les chefs d'État saint-marinais s'appelaient d'ailleurs consuls — système instauré pour éviter que le pouvoir suprême ne soit dans les mains d'une seule personne, comme les rois dont les Romains venaient alors de se débarrasser. Sauf en temps de guerre, là aussi. Même la Suisse nomme à ce moment-là un général unique pour diriger l'armée.

Bien entendu, on peut difficilement changer profondément un système de gouvernement, n'en déplaise aux partisans d'une assemblée constituante. Tous ces systèmes se sont mis sur pied peu à peu, bien que des évènements grave, comme la guerre civile suisse, provoquent parfois des bouleversements. Par exemple, c'est une série de référendums perdus qui a amené le parti radical suisse à partager le pouvoir, et non pas une réflexion théorique. Mais je vois des avantages certains à un système qui limite la lutte électorale et permet un gouvernement plus représentatif de l'ensemble de la population, et non pas d'une frange ou d'une autre.